
Une dame prend la parole, aux Glières, à la fin d’un débat sur Ambroise Croizat. « C’est un petit oiseau qui, lorsqu’éclate un incendie, prend une goutte d’eau et va la jeter sur les flammes. Eh bien, soyons tous des colibris ! Faisons chacun un geste. » Dans la salle, tous les auditeurs approuvent, l’un racontant comment il participe à une AMAP, l’autre comment ils ont sauvé la Poste dans un village de l’est, etc.
Bien sûr qu’on peut le faire. Ces engagements locaux nous apportent souvent du bonheur, un sentiment d’utilité plus immédiate. De ces expériences, proches des hommes, naissent des idées neuves. Et dans ces actions concrètes, nous élevons nos capacités, nous acquerrons du sens pratique, nous gagnons en confiance, nous apprenons à gérer, etc. En revanche, ces louables initiatives colportent souvent une illusion nocive : que la somme des solutions locales ferait une solution globale. Que face à l’agriculture productiviste – par exemple – nous n’aurions qu’à récupérer trois hectares en bio ici, cinq hectares là, sans exiger, avant tout, des lois, des lois sur les produits phytosanitaires, des lois sur l’irrigation, des lois sur l’élevage des porcs, des lois sur l’usage des hormones – et des sanctions sévères pour les contrevenants. Que face aux médias dominants – au hasard – nous n’aurions qu’à défendre les feuilles de choux alternatives, Fakir, Le Postillon, CQFD, Article 11, et non à imposer la socialisation de TF1, l’éclatement du groupe Lagardère, la confiscation de la presse Dassault. Bref, que face à un Capital organisé à l’échelle nationale, européenne, voire planétaire, nous n’aurions qu’à multiplier les résistances clairsemées.
Un pays n’existe, ne devient grand, que par le trouble qu’il y sème, par les questions qu’il pose au monde. La France, comme un volcan, a craché des flammes d’espoir, en 1792, 1830, 1848, 1871, mettant toutes les monarchies en émoi – avec, contre elle, les faux assignats, la fuite des capitaux, les armées à nos frontières, la trahison des généraux. Autant de points d’appui, ailleurs, en Europe, sur d’autres continents, pour les rebelles qui ne se résignent pas, pour les hommes qui n’opinent pas devant le présent d’un éternel « c’est comme ça ». Tout comme la Russie de 1917, malgré tout, malgré la suite, a ouvert une brèche pour les écrasés des tranchées et d’après. Tout comme le Cuba de 1957 pour le Tiers-monde. Tout comme la Guadeloupe de 2009 pour la métropole. Tout comme, jadis, l’Angleterre et son Habeas Corpus pour notre bourgeoisie, etc.
À une sécession qui fait école.

Jamais.
Si elle n’est pas déjà perdue, c’est une illusion à perdre.
Ce fut donc rien.
« Et qu’est-ce que vous envisagez, vous, comme solutions ? j’interrogeais les délégués CGC.
– Nous, on espère beaucoup dans le commerce équitable, m’a confié Pierre-Yves Dorez. Vous connaissez Max Havelaar et le café Méo ?
– Y a un retour, aussi, à l’agriculture bio, l’appuie Cécile Delpirou.
– Regardez la campagne contre les ballons du Mondial, reprend Pierre-Yves, des ballons confectionnés par des gamins afghans ou des prisonniers chinois.
– Demain, l’éthique peut devenir un critère d’achat, prophétise Cécile. Les gens mettront bien 300 F de plus pour un lave-linge fabriqué dans leur pays. »
Ça m’a navré, comme réponse.
Un tel manque de lucidité.
Cette aspiration, je l’ai retrouvée chez un secrétaire d’Union Locale CGT, bien rouge pourtant : la métallurgie fuyait du Vimeu vers la Chine, et qu’envisageait-il, comme remède ? De « coller des étiquettes “Made in Picardie” sur les robinets. » Et dernièrement, encore, sur le parking d’Albertville, comment les caissières d’ED combattaient-elles l’ouverture du dimanche ? « On doit convaincre les clients, un à un, que ce n’est pas bien.»

Dans Vie et mort de Léon Trotsky, Victor Serge écrit : « Tous les traits de son caractère, de son esprit, de sa vision de la vie appartenait depuis plus d’un siècle à l’intelligentsia révolutionnaire russe. Des dizaines de milliers de combattants les eurent, les avaient à ses côtés (et je n’exclus pas de cette foule beaucoup de ses adversaires). Ces générations l’avaient porté, formé, elles vivaient en lui, et la sienne, produite par les mêmes circonstances historiques, lui était dans son ensemble identique. J’ai tant de noms, tant de visages sous les yeux, en écrivant ces lignes que j’y vois une vérité éclatante. Cette génération, il a fallu la détruire tout entière pour rabaisser le niveau de notre temps. »
J’éprouve l’inverse, aujourd’hui, pour ma part : un très bas niveau de notre temps. En toute franchise, je me sens médiocre parmi des médiocres – avec une faible conscience critique, une logique distordue, une maigre connaissance historique, et pas grand-monde parmi les militants pour me tirer vers le haut. Nous avons des excuses pour ça : à partir des années 80, où l’on apprit à Vivre et penser comme des porcs (selon l’ouvrage lucide de Gilles Châtelet), la fabrique du crétinisme a tourné à plein. Et en particulier quant à la politique : au nom de la modernité, voire de la post-modernité, nous devions faire table rase de toute tradition – c’est-à-dire, au fond, de tout savoir. Orphelins de notre passé. La gauche s’accultura et ne laissa aux jeunes, comme héritage dialectique, qu’un CD de Manu Chao et un tee-shirt de Che Guevara.
C’est toute la marée qui doit désormais remonter, qui remonte déjà. Il faut nous élever au-dessus de nous-mêmes, au-dessus d’une époque qui nous veut vautrés. Que nous embrassions notre histoire, que nous comprenions Mirabeau, Danton, Robespierre, Marat, Babeuf, que nous assimilions les leçons de 1789 et 1793, 1917 et 1936, leurs errements, leurs grandeurs, leurs échecs. Jeté au rebut, Karl Marx est revenu à la mode : c’est au tour de Lénine, désormais, de Jaurès, de Gramsci, de Trotsky, de ces « intellectuels organiques » qui ont voulu le pouvoir, c’est à leurs côtés que nous devons méditer le présent – sans que leur pensée, encore moins leurs actes, n’entre au Panthéon ou dans un mausolée.
Que notre regard s’élargisse, avec générosité, avec ampleur. Que notre esprit gagne en lucidité, notre âme en détermination – pour n’être pas que des phraseurs, des hurleurs de slogans. Pour ne pas devenir, non plus, des forçats de l’originalité – qui ferions de la politique comme une distinction. Que nous parlions, oui, puisqu’ « aujourd’hui, pour nous, le seul moyen d’action, le seul moyen qui prépare les réalités de demain, c’est la propagande et la parole » (du Jaurès), mais que nous parlions comme une classe qui a gagné en force – et en conscience de sa force, comme des hommes qui seront bientôt, peut-être, l’élite de rechange, méritant la confiance d’un peuple pour enfanter d’un monde, dans la douleur et la joie. Alors, ainsi relevés, nous verrons des dirigeants dignes de nous : un peu au-dessus de la mêlée, mais pas trop.
Mon ton, un peu donneur de leçons, grandiloquent, vous agace ? Journaliste, je déborde de mon rôle, passant de la description à la
prescription ? Vous êtes en désaccord sur tel point, et j’ai oublié tel autre ? Nulle part, ici, je n’ai abordé la question du programme – c’est-à-dire des fins, me concentrant sur les
moyens, mais peut-on traiter les deux séparément ? Vous avez raison : j’ai bien conscience, moi-même, de mes insuffisances, de mes balbutiements – et j’attends vos réactions, vos critiques,
qui me feront progresser. Qui nous permettront d’avancer, ensemble, dans ce vaste dossier « Que faire ? » – ou, au moins, de clarifier nos désaccords.
Reste que, durant cette semaine, j’ai tenté de me confronter, franchement, sincèrement, à cette question, de me hisser à sa hauteur – préférant la lourdeur des évidences à la fantaisie des
innovations : comment va-t-on retirer le pouvoir à cette oligarchie ?
Pour m’engueuler : francois@fakirpresse.info
Par François Ruffin